L'Art de Perdre d'Alice Zeniter - Chronique n°380

Titre : L'Art de Perdre
Auteure : Alice Zeniter
Genre : Contemporain
Editions : Flammarion
Nombre de pages : 510
Résumé : 
L’Algérie dont est originaire sa famille n’a longtemps été pour Naïma qu’une toile de fond sans grand intérêt. Pourtant, dans une société française traversée par les questions identitaires, tout semble vouloir la renvoyer à ses origines. Mais quel lien pourrait-elle avoir avec une histoire familiale qui jamais ne lui a été racontée ?

Son grand-père Ali, un montagnard kabyle, est mort avant qu’elle ait pu lui demander pourquoi l’Histoire avait fait de lui un « harki ».
Yema, sa grand-mère, pourrait peut-être répondre mais pas dans une langue que Naïma comprenne. Quant à Hamid, son père, arrivé en France à l’été 1962 dans les camps de transit hâtivement mis en place, il ne parle plus depuis longtemps de l’Algérie de son enfance.
Comment faire resurgir un pays du silence ?

------------------------------------------------------------------

Une famille, c'est la transmission, l'héritage.
Une famille, c'est le partage.
Mais une famille, c'est aussi le délitement.
L'écart entre les générations qui se creuse. 
Permettre aux souvenirs de s'effacer.
De se perdre. 

Ainsi se perd lentement l'histoire d'Ali et Yema, qui ont fui l'Algérie pour la France à l'heure de l'indépendance, à cause de leur statut de "harkis". Leurs enfants ont grandi dans ce nouveau pays, tentant de mettre de côté leur vie au cœur de l'oliveraie paternelle. Et bientôt, d'autres petits frères et sœurs naissent sur le sol français. Le temps suit son cours.
Et puis survient une troisième génération, plus éloignée encore de son histoire algérienne. Naïma, petite-fille d'Ali et Yema, n'a jamais pu vraiment communiquer avec eux, pas plus qu'elle n'a pu discuter de ses origines avec son père Hamid, qui s'applique depuis des années à taire tout souvenir du pays où il est né. 

Mais Naïma, un jour, décide de comprendre. D'apprendre. D'arracher autant de lambeaux de mémoire que possible. De donner un sens à ce mot fourre-tout et infamant qu'est "harki". De voir par elle-même si elle passe à côté de quelque chose, d'un héritage, d'une vérité.

Et c'est ainsi que le lecteur suit un roman découpé en trois grandes parties, une par génération, une par époque, la première avec Ali, un riche exploitant agricole qui se voit progressivement menacé par la colère de ses propres compatriotes, et contraint de fuir son pays. Vient ensuite l'histoire d'Hamid, qui arrive à dix ans à peine en France, y grandit, s'y construit, s'y établit, dans le tumulte des années 60 et 70, et enfin celle de Naïma, l'une de ses filles, parisienne, qui travaille dans une galerie d'art, et dont la vie n'a pas grand-chose à voir avec celle de son grand-père qu'elle a si peu connu. 

Trois vies absolument opposées les unes par rapport aux autres, et pourtant trois récits qui se lient à la perfection, unis par une même tonalité douce-amère, sensible, à la nostalgie sans objet. La plume incroyablement mature d'Alice Zeniter - vénérable sage de 31 ans - fait ressortir la douleur, l'incompréhension, l'impuissance, et crée de touchants portraits de personnages. Les mots choisis sont parfois musicaux et lyriques, mais aussi brutaux et crus, ou encore simples et sincères. On se retrouve happé par une intrigue portée par des sentiments lourds, tels que la culpabilité ou le déracinement, mais qui ne verse jamais dans la mélancolie gratuite ou d'insupportables gémissements de violons. Au contraire, le texte est d'autant plus touchant qu'il ne se départ jamais d'une grande simplicité. 

On ressent dans la moindre phrase à quel point l'auteure est animée par son sujet, on devine l'engagement dans la moindre question posée en sous-texte... Mais pas de "message" péremptoire à la clé, simplement le point de départ vers de multiples réflexions passionnantes.  Difficile donc de ne pas être convaincu par ce livre, à la fois un récit familial qui navigue avec talent entre les époques et les continents, une fresque aussi ambitieuse que prenante, mais aussi un texte bouillonnant de questionnements actuels tels que l'identité, les origines, la construction de soi, dans un contexte que l'on sait troublé. N'hésitez donc pas un instant à tenter l'aventure de L'Art de perdre, un ouvrage qui laisse son lecteur ému, hanté, en un mot, transporté. 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Pourquoi faire un film en noir et blanc en 2021 ? [Capucinéphile]

J'avoue que j'ai vécu de Pablo Neruda - Chronique n°517

Une Femme d'Anne Delbée - Chronique n°427

U4 – Koridwen d'Yves Grevet — Chronique n°120

Le Choix d'Isabelle Hanne [Littérature]